Une anorexique de 43 ans : « aujourd’hui, je ne sais plus où j’en suis »
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Témoignage d’une anorexique de 43 ans
Recueilli par par Marie-Dominique Serda
AU DEBUT, ON A CRU A UNE MALADIE GENETIQUE DU FOIE.
Vous avez 43 ans, vous vivez en couple et vous êtes maman de deux filles de 23 et 21 ans. Vous avez accepté de parler de votre anorexie, quand a-t-elle commencé ?
Dites plutôt troubles alimentaires, car au début, on ne nomme pas ce qui nous arrive. Cela a commencé insidieusement il y a deux ans. Au début, j’oubliais de manger, et quand je m’en rendais compte, l’heure était passée, et comme je n’avais pas faim, je continuais à travailler sans que cela me pose problème.
Mais plus le temps passait et plus je perdais du poids. Mon médecin généraliste a cru à une maladie génétique du foie, car j’avais des déséquilibres en fer. Pendant un an, j’ai eu analyses sur analyses pour trouver ce que j’avais…
Il est surprenant que votre médecin n’ait pas vu rapidement que vous étiez en train de devenir anorexique ?
Non, ce n’est pas surprenant, car quand on est anorexique, on fausse les pistes pour ne pas que l’on nous détecte…Mon médecin me disait : « ce n’est pas bien, vous avez encore perdu du poids ».
ON DEVIENT MENTEUSE, ON DONNE LE CHANGE…
Mais votre entourage, vos proches, votre compagnon, vos filles ? Personne ne s’est rendu compte que vous mangiez de moins en moins?
Non, car je vous le répète, on donne le change, on devient menteuse, on est comme l’alcoolique qui boit en cachette et cache ses bouteilles ; je me mettais à table avec tout le monde, je faisais durer l’assiette que j’avais devant moi, je me débarrassais de la nourriture en douce, et je la donnais aux chiens. Quand je mangeais, je ne pouvais avaler que de la salade et du jus de pamplemousse. C’était les seuls aliments qui me donnaient l’impression de me purifier. Dans mon quotidien, j’étais super active et très forte physiquement. A mon travail, je suis toujours restée très coquette et très souriante. Donc, pendant longtemps, personne n’a rien vu…
Puis, mon état a fini par se dégrader, car plus le temps passait et plus manger devenait une punition. Se mettre à table, faire les courses, préparer les repas, sentir les odeurs, mentir aux gens, tout cela devenait de plus en plus lourd pour moi.
J’AI DEVELOPPE DES TOCS.
J’ai développé en parallèle des tocs : j’étais devenue hyper maniaque, je voulais tout maîtriser, tout régler immédiatement : une facture qui arrivait, dans la seconde le chèque était fait et je la renvoyais par retour du courrier, vous imaginez mon état quand une facture arrivait le samedi et que je ne pouvais rien faire avant le lundi, j’en aurais pleuré…
Chez moi, j’avais l’obsession de la propreté, tout devait être rangé au millimètre, je faisais sans arrêt le ménage, je javellisais mes sols 3 à 4 fois par jour. Plus j’étais active et moins je pensais.
Mais je me suis vite épuisée, j’avais perdu le sommeil, et quand on perd le sommeil, on perd tout. En revanche, je passais mon temps à dormir la journée, je ne pouvais plus me lever, tenir debout, conduire.
Je ne pouvais plus parler, j’étais devenue associale…
JE ME SUIS AUTO MUTILEE POUR NE PAS AGRESSER LES AUTRES.
Comme je pouvais de moins en moins contrôler mon quotidien, je suis devenue très en colère, et cette colère, je l’ai retournée contre moi pour ne pas agresser les autres. Je me suis automutilée, je me griffais, je me lacérais le corps, je « m’épluchais » pour enlever ce qui n’allait pas. Me mettre à table était une punition, ne pas me mettre à table dérangeait les autres, et déranger les autres augmentait ma colère. Je pensais à en terminer avec mes jours. Je n’avais pas peur de la mort, elle m’aurait soulagée. Pour arrêter ce comportement destructeur, j’étais suivie parallèlement par un psychiatre et j’étais sous antidépresseurs.
Cependant, je ne me suis pas autorisée à passer à l’acte, mais ne pas manger était une façon d’y arriver sans que j’en sois responsable…
C’EST MON PERE QUI A MENACE MON MEDECIN GENERALISTE DE NON ASSISTANCE A PERSONNE EN DANGER.
Mon état se dégradait, je ne m’en rendais pas compte, c’est mon entourage qui s’est fortement inquiété : mon père a menacé mon médecin généraliste de non assistance à personne en danger s’il ne faisait rien.
J’étais devenue squelettique, j’étais passée d’une taille 38 au 14 ans. Mais mon image dans le miroir ne m’alertait pas, on ne se voit pas changer, c’est comme quand on vieillit.
Mon médecin a pris contact avec le service d’endocrinologie de l’hôpital du Bocage, et 3 jours après, j’avais un rendez-vous d’urgence avec le Professeur Rigaud qui m’a invitée à participer à une réunion avec des personnes qui avaient des troubles alimentaires.
A CETTE REUNION, IL Y AVAIT DES GENS QUI ETAIENT GROS ET D’AUTRES TRES MAIGRES, AVEC DES TUYAUX DANS LE NEZ.
J’en voulais terriblement à mon père d’être intervenu auprès de mon médecin et de mon psychiatre, mais je suis quand même allée au rendez-vous du Professeur Rigaud. Il m’a dit : « il était temps, car encore un peu et la tombe était là». Il m’a invitée à participer à une réunion pour rencontrer des personnes atteintes de troubles alimentaires comme moi. Quand je suis arrivée à cette réunion, il y avait des gens qui étaient gros et d’autres très maigres, avec des tuyaux dans le nez. Je me suis dit : ce n’est pas ma place, et je n’en suis pas encore à avoir besoin de tuyaux.
C’est à ce moment là que l’on a commencé à mettre un nom sur mes troubles alimentaires et qu’on a parlé d’anorexie.
J’AI EU UNE SONDE GASTRIQUE DANS LE NEZ PENDANT 6 MOIS ET J’AI ETE HOSPITALISEE.
Mon état s’était tellement dégradé que je ne pouvais plus rien avaler de solide, à chaque fois que je mangeais j’avais des malaises et je me faisais vomir pour me soulager. Le Professeur Rigaud a donc pris la décision de me mettre une sonde gastrique que j’ai gardée pendant 6 mois chez moi. Après ces 6 mois, le docteur Rigaud m’a hospitalisée pour que je retrouve un poids de « survie », j’en étais à 39 kg pour 1,65m, mais aussi pour que je réapprenne à manger normalement et que je me déshabitue de la sonde. Cette hospitalisation sert aussi à nous couper du monde pour que nous puissions nous retrouver avec nous-mêmes.
Au Bocage, il n’y a que 4 chambres pour prendre en charge les troubles alimentaires graves, on ne peut rester dans ce service que si on est motivé et si on accepte d’aller mieux et de manger. Si nous ne respectons pas ce contrat moral, au bout de 15 jours, il faut laisser sa place aux autres, qui sont en danger aussi. Moi, j’étais dans un tel état que j’y suis restée 6 semaines. J’étais la seule adulte, les autres étaient des adolescentes ou de très jeunes femmes.
Pendant ce séjour, nous sommes pesées régulièrement, ce qui nous angoisse…Parfois, on triche…La sonde gastrique empêche, par son positionnement du nez à l’estomac de se faire vomir, cela m’a beaucoup aidé.
6 semaines après, je suis donc repartie chez moi avec ma sonde gastrique dans le nez et avec des poches remplies de liquide nourricier. Le côté pratique était prévu puisqu’on peut mettre les poches de nourriture dans un sac à dos, ce qui nous permet de bouger et de vivre « normalement ».
VOUS SORTIEZ DE CHEZ VOUS COMME ÇA ?
Oui, vous savez, on est tellement dégradé physiquement, qu’avoir des tuyaux dans le nez est un moindre mal, et en plus, la sonde fait partie de vous et devient » un compagnon » de route, et puis, qu’est-ce que c’est pratique, ça vous nourrit en goutte à goutte, sans que l’on n’ait rien à faire. Vous n’avez plus à faire les courses, faire à manger, vous mettre à table….et en même temps, vous reprenez des forces et vous allez mieux. Parallèlement à cette sonde gastrique, il y a un suivi psychologique et nutritif.
LES CONSEQUENCES DE L’ANOREXIE SONT TERRIBLES, TOUTES LES FONCTIONS VITALES NOUS DEGOUTENT.
Les ravages de mon anorexie ont eu des conséquences terribles tant physiques que sociales et intellectuelles. Je n’ai plus ma sonde gastrique, mais pour autant, j’ai toujours beaucoup de mal à remanger normalement. Quand on est anorexique, toutes les fonctions vitales nous dégoutent : manger, aller aux toilettes, etc. Dès que je mange, j’ai des maux de ventre et d’estomac : il y a des aliments que je ne peux plus digérer. J’ai eu des complications gynécologiques. Je viens d’être opérée à nouveau.
Avant de retrouver un poids « normal », j’ai perdu mes cheveux par poignées, j’ai eu des dents qui se sont cassées.
Après avoir été hyper active, j’étais devenue une loque, tout me fatiguait : le bruit qui me rendait irritable (j’avais l’impression de recevoir des coups), le moindre mouvement : porter une fourchette à sa bouche, c’est lourd, ouvrir la bouche, c’est fatigant. J’avais perdu le sommeil, la nuit j’angoissais, le jour, je restais couchée toute la journée. J’ai eu des crises de spasmophilie. J’ai eu des complications hormonales qui me donnaient des suées nocturnes. Pendant des jours, je me suis grattée jusqu’au sang les pieds et les jambes, j’avais des boutons comme des brûlures de cigarettes, toute ma peau brûlait.
J’AI PERDU MON TRAVAIL, MES SOCIETES.
Je m’étais coupée du monde, parler était une fatigue. Je ne pouvais plus écrire, ni signer quoi que ce soit…Je ne travaille plus depuis 2 ans car j’ai perdu mon travail, mes sociétés. Intellectuellement, j’ai encore des troubles de l’élocution et parfois des trous de mémoire. J’ai du mal à me concentrer. J’accepte encore difficilement des invitations et je suis encore incapable de recevoir.
SAVEZ-VOUS, AVEC LE RECUL, CE QUI VOUS A FAIT BASCULER DANS L’ANOREXIE ?
Trop de ruptures et une succession d’événements traumatisants. Avec le recul, je pense que j’avais un trop plein de tout : j’avais perdu, en l’espace de peu de temps, ma maman, mes 2 grands-mères et mon grand-père. Parallèlement, j’ai divorcé et j’ai élevé seule mes deux filles. Quand j’ai rencontré mon ami, je me suis laissée aller, car je pouvais me reposer sur quelqu’un, je n’avais plus à me battre et je n’avais plus envie de me battre. J’ai eu une très grave opération et j’ai fait une dépression. Je m’étais dit, je tiens le coup jusqu’à la majorité des filles, une de mes filles a quitté la maison et après : à quoi bon. Je ne servais plus à rien. Le fait de ne plus être dans l’action mais dans la réflexion a dû me déstabiliser.
AUJOURD’HUI, AFFECTIVEMENT, JE NE SAIS PLUS OU J’EN SUIS.
Je ne veux plus qu’on me touche, je suis à saturation de bonne volonté. J’ai envie de me protéger, j’ai l’impression d’être un objet : pendant un an on m’a dit : fais ci, fais ça… Aujourd’hui, affectivement, je ne sais plus où j’en suis…Je suis toujours en suivi psychologique et je peux avoir un rendez-vous d’urgence si je veux. Je prends toujours des antidépresseurs et des cachets pour dormir. Bien que j’ai repris un poids normal, je me trouve trop grosse en taille 38, tout n’est pas encore résolu : je suis tentée de me nourrir exclusivement de compléments alimentaires liquides : c’est comme un biberon, ça me rassure et ça m’apaise, c’est comme une drogue.
J’ai l’impression d’avoir perdu mon identité, je ne sais plus qui je suis, je suis comme quelqu’un qui a eu un accident et qui est défiguré : il est vivant, mais il ne se reconnait pas. Je n’ai pas retrouvé ma place dans la société.
IL FAUT QUE LES FAMILLES REAGISSENT A NOTRE PLACE, MAIS C’EST A NOUS DE NOUS BATTRE.
J’en ai voulu à mon père d’être intervenu dans ma vie, mais aujourd’hui, je le remercie. Il faut que les familles réagissent à notre place, car nous, nous n’en sommes pas capables. En revanche, il n’y a pas de miracle, c’est à nous de nous battre… Le professeur Rigaud m’a beaucoup aidée par son approche du traitement de l’anorexie : la prise en charge est à la fois comportementale, nutritionnelle et psychologique. Dans son service, on ne se sent pas jugé, mais écouté par des professionnels des troubles du comportement, même si chaque cas est unique.
Il a d’ailleurs créé une association : l’association « AUTREMENT », qui aide les patients atteints de troubles du comportement alimentaire. Son site est le http://www.anorexie-et-boulimie.fr.
[version parlée de cet article : voix des réponses : Marie-Dominique Serda ; voix des questions et montage : Christian Guillermet]